Chronique rédigée par François KÄRLEK

Et je continue ma série de chroniques des romans (de tous styles) qui m’ont marqués ces dernières années.
L’objectif est de mettre en valeur mes auteurs préférés avec le choix difficile de mettre en avant leur livre le plus représentatif de leur œuvre, comme une porte d’entrée vers un univers plus vaste pour ceux qui voudraient creuser ensuite.
On enchaîne donc après Damasio sur Haruki Murakami.
D’abord, quelques mots sur cet auteur japonais né en 1949 dont l’œuvre s’étale de 1979 à nos jours qui m’est très sympathique par la lecture de ses œuvres autobiographiques. Il est à la fois romancier et traducteur, a tenu un bar de jazz dans ses jeunes années, a vécu en Italie, en Grèce aux Etats-Unis puis retour au Japon pour se pencher sur deux drames de 1995 : le séisme de Kobe et l’attentat du métro de Tokyo au gaz sarin. Murakami s’avère aussi passionné de course à pied, entre autres pour le plaisir de la fuite du réel que procure le dépassement physique en entrainements et marathons (une sensation que recherchent souvent les sportifs).
Ce dernier point est loin d’être anodin car toute son œuvre repose justement sur le dérapage du réel vers autre chose, ce en quoi la Course au mouton sauvage s’avère parfaitement représentatif et emblématique de ce que j’appellerais le « roman fantastique murakamien », un style à part entière.
C’est d’ailleurs son premier roman sorti en France en 1990 (écrit en 1982).
4ème de couverture : « A Tokyo, un jeune cadre publicitaire mène une existence tranquille. Il est amoureux d’une jeune fille par fascination pour ses oreilles, est l’ami d’un correspondant qui refuse de lui donner son adresse pour de confuses raisons…, jusqu’au jour où cette routine confortable se brise. Pour avoir utilisé une photographie apparemment banale où figure un mouton, sa vie bascule. Menacé par une organisation d’extrême droite, il va se mettre en quête de cet animal particulier, censé conférer des pouvoirs supranaturels… »
Vous avez bien lu, il s’agit de la quête d’un mouton ! où l’on suivra les pérégrinations du narrateur, un trentenaire un peu désabusé, dont on ne connaît pas le prénom (encore une particularité récurrente chez Murakami) mais rendu très assez attachant par ses réflexions et réactions flegmatiques sur le « monde flottant » qui semble l’entourer, selon la conviction très asiatique que notre monde échappe aux tentatives de le figer et l’analyser (cf le mouvement « Ukiyo » si ça vous intéresse).
Dans ce monde instable, les coïncidences sont légion, et on se posera par exemple souvent la question du déterminisme (est-ce que j’ai utilisé telle photo par hasard ou m’attendait-elle exprès pour lancer un enchaînement de situations ?) et l’ubiquité (est-ce mon reflet qui m’imite ou l’inverse ?).
Là où Murakami fait très fort c’est dans les ambiances et la dérive d’un univers tangible vers un fantastique à la fois crédible et rassurant.
Il y a un côté très apaisant dans l’approche de l’irréel qui parsème ce roman et bouleverse par petites touches le quotidien des personnages. L’ambiance est riche, variée, parfois sombre et inquiétante, comme lorsque notre « héros » trouvera des éléments clés dans un hôtel miteux ou une maison abandonnée, mais jamais franchement malsaine ou effrayante.
Cette quête d’un mouton étoilé aux pouvoirs étranges regorge de métaphores originales et bien senties, de conversations absurdes ou profondes entre des personnages plutôt hors-normes dont je suis sûr qu’ils vous marqueront : une « girlfriend »aux oreilles peu communes, un chauffeur qui a le 06 de Dieu, un énigmatique homme-mouton ou encore un fantôme pas franchement stressé par sa propre mort.
C’est un livre pour lecteur actif car sujet à interprétations, qui conduira les plus motivés à chercher des explications et à creuser les éléments parsemés au fil du récit pour se mettre dans l’ambiance.
Les références musicales sont nombreuses, rock, jazz, certes un peu veillottes mais parfaites pour en accompagner la lecture (Boz Scaggs, Johnny Rivers, Bill Withers, Bing Crosby…). Sont aussi évoquées des lectures de très bon goût (j’ai découvert Kenzaburo Oe grâce à ce livre, mais c’est une autre histoire).
Enfin, ce roman est une invitation à l’univers de Murakami car on y croise le « Rat », un pilier de bar mythomane et protagoniste des précédents livres « Le Chant du Vent » et « Flipper », de même que certains personnages rencontrés dans ce « mouton » se retrouveront dans « Danse, danse, danse ».
Dans notre époque devenue particulièrement anxiogène, lire Murakami a un côté très réconfortant et paisible. On accompagnera avec plaisir ces personnages sur lesquels la vie semble glisser alors qu’ils vivent moultes expériences originales et oniriques. L’enquête est un prétexte à la divagation, la réflexion, l’amusement du lecteur.
Une fois le livre achevé on n’est plus tout à fait le même car une forme de plénitude et de « zen » s’inscrivent en nous à la découverte de ce livre qui constitue une parfaite ouverture sur une œuvre hors norme.
Et si vous voulez pousser plus loin l’expérience après (soyons fous), je recommande « La fin des temps » pour ses scènes d’actions haletantes, le côté SF et le délire poussé de mondes parallèles, une réussite.