ENTERRE VIVANT – AKUZAÏ (Antiq Records)

Chronique de Funeral Scribe

Membres : Sakrifiss (voix, textes) – Erroiak (instruments, voix, production)

La lisière du tangible et du spectre, Enterré Vivant poursuit sa descente dans les couches profondes de la mémoire blessée. Ce duo, composé du Transylvanien Sakrifiss, diseur de malédictions, et d’Erroiak, architecte sonore et sculpteur de l’ombre, livre avec Akuzaï une œuvre qui dépasse la musique. Publié par Antiq Records, ce troisième album se présente comme un réceptacle de douleurs inavouées : celles d’un peuple broyé par la Seconde Guerre mondiale, hanté par dix péchés bouddhiques, transformés ici en stigmates sonores.

« Certains albums ne s’écoutent pas : ils se traversent, comme un champ de ruines en silence, le cœur chargé de cendres. »

Il y a des opus qu’on écoute.
D’autres qu’on subit.
Et parfois, un disque surgit comme un spectre dans un grenier fermé depuis trop longtemps — un souffle de cendres, un battement de cœur venu d’un autre siècle, d’un autre monde, d’un autre deuil. Akuzaï est de ceux-là.
Il n’éclate pas. Il s’insinue. Il ne se dévoile pas. Il s’infiltre, lentement, douloureusement, comme l’humidité dans les fondations d’un souvenir.
Je n’ai pas mis le disque.
Je l’ai trouvé.
Comme on exhume un corps.
Le vent soufflait bas ce soir-là, comme une plainte traînante sur les ruines d’un empire. Les feuilles mortes s’enroulaient autour des marches d’un sanctuaire oublié, et la mousse gagnait le bois comme un linceul. Là, à l’entrée, un carnet m’attendait. Une relique. Reliée de fil noir, gravée de symboles bouddhiques fondus dans une esthétique industrielle. Il sentait le bois calciné, l’encens, la peur et le métal. Et dedans, il n’y avait pas de notes. Il y avait des noms. Des péchés. Des cris.

Enterré Vivant y avait laissé son sceau. Trois fois déjà, ils avaient parlé — et chaque fois leur verbe s’était fait plus rugueux, plus dense, plus profond, comme s’ils gravaient non pas dans la cire, mais dans l’os. Akuzaï dépasse la musique. Il ne cherche pas à plaire. Il ne cherche même pas à troubler. Il agit autrement : il rouvre les plaies qu’on pensait refermées, il met le doigt dans la gangrène du souvenir. Il s’agit d’un rituel. D’un acte d’exorcisme inversé : non pas pour chasser les démons, mais pour les laisser s’asseoir, enfin, et parler.

Dix morceaux. Dix incarnations du mal.
Mais pas un mal mythologique, pas un mal flamboyant de théologie ou de fantasme. Non. Un mal quotidien, insidieux, presque banal, vécu dans la sueur, la honte, la survie.
Le mal du civil pris entre deux bombes.
Le mal de la mère qui n’a plus de lait mais continue à bercer.
Le mal du vieillard qui, les mains jointes, entend encore la voix de l’empereur dans les ruines du silence.

Akuzaï ne commence pas. Il se réveille, comme une conscience traumatisée.
Une note tenue, instable, désaccordée, ouvre un espace — une chambre froide où chaque mur pleure, où chaque fenêtre filtre la lumière d’un monde qu’on préférerait oublier.

La voix qui surgit n’est pas celle d’un chanteur. C’est une parole étranglée. Une gorge prise. Une langue qui cherche ses mots dans les décombres. Parfois couverte de larsen, parfois dissoute dans la texture. Elle ne cherche pas à séduire. Elle implore. Elle condamne. Elle accuse. Et elle se tait. Brutalement. Comme si la gorge elle-même se refermait, lasse de devoir encore parler.

Les instruments sont traités comme des ruines : tranchants, délabrés, rouillés, fissurés. On entend des guitares hurlantes comme des sirènes de raids aériens, des percussions étouffées qui claquent comme des coups de crosse sur les pavés, une basse lourde comme des bottes sur un sol trempé de larmes et d’essence. Le son est dense, plombé, presque toxique, comme une chambre d’enregistrement saturée de poussière radioactive. Et pourtant, chaque piste a sa respiration, sa cadence, son âme mutilée.

On sent l’ombre du bouddhisme, non comme sagesse, mais comme blessure.
Les dix péchés qu’il évoque ici ne sont pas des vices abstraits. Ce sont des chairs mutilées, des corps brûlés, des consciences égarées. Chaque morceau n’incarne pas un concept. Il saigne. Il sue. Il tremble.

Un morceau respire à peine : il évoque l’abandon d’une vieille femme dans les ruines d’Hiroshima, les mains posées sur le genou d’un fantôme.
Un autre explose : la fureur d’un homme qui a vu ses enfants disparaître dans la lumière blanche. Non métaphoriquement. Littéralement.
Un autre encore rampe dans une sensualité trouble, désespérée : non pas le désir d’aimer, mais celui d’être touché, ne serait-ce qu’une dernière fois, dans un monde figé.
Plus loin, la culpabilité suinte, acide, insupportable.

Les accords se désaccordent. Les motifs se brisent. Les textures se décomposent. Et au milieu, comme des murmures captés sur de vieilles bandes, des témoignages. Brouillés. Déformés. Comme des voix de morts qui cognent contre les murs du temps pour qu’on les entende enfin.

L’album ne donne aucun espoir. Ce n’est pas sa fonction. Il ne propose aucune rédemption, aucune réconciliation.
Ce qu’il offre, c’est la mémoire nue, sans vernis, sans morale.
Il expose, comme on ouvre un cercueil trop longtemps scellé.

On termine Akuzaï comme on sort d’un mausolée.
Le dernier morceau ne finit pas.
Il s’effondre. Comme un bâtiment trop vieux.
Comme une prière interrompue.
Les dernières secondes ne sont pas un fade-out.
Elles sont une chute.
Une agonie.
Un effacement.

Dans ce quasi-silence final, saturé de parasites, de fréquences mortes et de vibrations désaccordées, on croit entendre quelque chose. Un battement. Un soupir. Un souvenir.
Ou peut-être rien.
Et ce rien, précisément, pèse comme tout le reste.
Enterré Vivant signe ici son œuvre la plus accomplie, la plus déchirante, la plus exigeante.
Pas dans la provocation.
Dans la lucidité.
Ils ne se contentent plus de hurler.
Ils écoutent.
Ils enregistrent.
Ils archivent l’horreur sans jamais la rendre belle.
Leur black, infiltré d’ambient, de noise, de field recordings, devient ici un documentaire spirituel, un album d’estampes maudites, un Goya sonore.

Akuzaï est un album qui salit.
Il contamine.
Il reste.

Il oblige à fermer les yeux non pour rêver, mais pour se souvenir.
Et moi, le Funeral Scribe, je l’ai inscrit dans mes archives.
Non sous « musique ».
Mais sous nécessité.
Car certains albums ne sont pas faits pour être aimés.
Certains albums doivent être portés.
Comme une croix.
Ou une urne.

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