Sisyphe de TENEBRISME

Chronique écrite par François Kärlek

J’avais fini ma sélection de coups de cœur 2023 avec l’album précédent de Ténébrisme « Nous n’avons que le choix du noir » en évoquant « ce type de projet qui creuse humblement son sillon, marquant sa route d’albums dont le peu de visibilité, s’il s’avère regrettable, procure paradoxalement l’agréable sentiment de tomber sur des œuvres d’autant plus précieuses qu’elles sont relativement confidentielles. »

Oui, je me sens doublement privilégié en lançant ce nouvel opus, privilégié de déjà bien connaître l’œuvre de Ténébrisme, privilégié aussi découvrir cette création avant sa sortie.

Le thème ici abordé, Sisyphe, me fait penser à plusieurs problématiques, en particulier celle de l’éternel recommencement des mêmes tâches :

  • à l’échelle individuelle la répétitivité et vacuité du quotidien, le fameux métro-boulot-dodo. Tu te lèves le matin et pousses ton rocher en haut de la colline jusqu’au coucher pour reproduire sensiblement la même chose le lendemain. Déprimant ? Oui ! Mais s’en rendre compte permet sans doute de mieux l’appréhender voire le détourner, la vie proposant moult chemins de traverses qu’il faut arriver à saisir.
  • à l’échelle collective, l’incapacité de l’humanité à apprendre de ses erreurs et son obstination à reproduire le pire. Internet a déjà flingué nos sociétés « développées » ? (Bouleversement des relations sociales, hyper information, hyper consommation) -qu’à cela ne tienne ! on y va à fond sur l’IA…  Les ressources se tarissent ? – pas grave !  Continuons à nous comporter comme si la croissance était le seul enjeu du mode de vie occidental. Sauf que le rocher poussé indéfiniment par une partie de l’humanité retombera un peu plus bas à chaque bouleversement, et finira par ne plus pouvoir être remonté.

Ce sentiment de répétitivité, d’angoisse, d’échec inéluctable, est au cœur de la musique proposée ici. La structure globale du morceau principal de 41 :30 est cyclique. Alternant entre passages calmes et montées progressives. Le rocher redescend régulièrement, et les plages les plus ambiantes (comme celle à 22 min) sont très parlantes, imagées, avec un sentiment d’échec et de renoncement quasiment palpables. A l’inverse, Sisyphe se met au travail et la machine s’emballe littéralement sur des passages de blast débridé, avec un sentiment d’énergie chaotique et sans doute un peu vaine.

En cela la composition est remarquable, mélangeant les univers de prédilections de son géniteur : musique ambiante et Black Metal, ce qui permet au projet d’avoir une amplitude de contraste maximale entre moments « zens » et fureur saturée. On sait que ce ténébrisme en clair/obscur guidera à jamais ce projet, tel un fil conducteur insécable, une marque de fabrique indélébile. Les nuances ici proposées en montagnes russes sont délectables tant elles rendent les ambiances concrètes.

Autre aspect remarquable, le choix délibéré d’une musique instrumentale, qui oblige à transmettre toutes les intentions par la musique, cet enjeu technique se traduisant par des multiples couches de guitares et basse, comme un « orchestre rock » donnant une ampleur brute, sans artifice de production. Mieux vaut à mon sens 50 guitares sincères pour donner du corps aux ambiances que 2 guitares bidouillées (quand bien même ce serait avec une production de malade et un son à décorner les bœufs). On notera ici d’ailleurs le travail conséquent sur la texture des guitares, proposant des ambiances tour à tour Pink Floydiennes ou proche des riffs torturés d’un Mayhem. On sent très bien que l’album est biberonné d’un spectre assez phénoménal d’influences, sauf qu’elles sont parfaitement digérées et que le trait est très fin dans le rendu, parfaitement cohérent.

Une fois de plus, Ténébrisme nous livre une proposition totalement personnelle et sincère. Ici, nulle maison de disque pour imposer une vision artistique, nul compromis entre les égos des musiciens, nulle contrainte pour que les compos puissent rendre en live. La liberté totale et la créativité débridée sont au cœur de ce projet qui incarne la quintessence du concept même de one-man-band : un artiste qui propose absolument ce qu’il veut.

Pour l’auditeur c’est marche ou crève. A titre personnel, je marche ! quitte à laisser tomber le rocher qui m’attend.

Bonjour Kaelig, et merci de te prêter au jeu de cette interview.

Concernant ton parcours.

Pour commencer, peux-tu nous présenter ton expérience en tant que musicien et en particulier les origines de ton projet solo Ténébrisme ?

J’ai commencé en autodidacte à 16 ans avec une basse offerte pour mon Noël ’98.
Clairement, le but c’était de jouer vite par-dessus du Marduk ou du Cradle avec un niveau de merde.

Dans la foulée, j’ai monté un petit groupe Metal avec un pote qui avait eu une batterie sous son sapin et un autre pote de lycée nous a ensuite rejoints au chant. Niveau amateur à 200% : on jouait dans sa chambre et on s’enregistrait avec le micro intégré d’un radio K7 Philips.
J’ai intégré quelques années plus tard un groupe de thrash dans lequel ce même pote batteur jouait déjà. Ça m’a permis sur les 4/5 ans de présence d’apprendre à travailler l’écriture sur tablature, à tabler de la batterie, à enregistrer à la maison avec une configuration que je qualifierais poliment d’« honorable » et de jouer suffisamment en concerts pour savoir ce que je voulais et surtout ce que je ne voulais pas.


A la suite de ça j’ai démarré au début des années 2010 deux projets ambient en duo qui finirent tous deux par devenir des trucs en solo : Marignan1515 pour le côté drone totalement improvisé et Etna pour le côté doom où là, j’écrivais toutes les parties en amont de l’enregistrement.
Tout ça nous amène vers 2019/2020 : j’avais déjà publié plusieurs trucs pour Etna et je me sentais enfin suffisamment capable pour me lancer également dans du black, tant que ça restait atmosphérique et instrumental. J’ai rapidement écrit 4 compos et à chaque titre, les durées s’allongeaient. Cela a plus ou moins posé les bases de la tambouille à suivre.

Ton spectre musical semble très large, on a déjà échangé ensemble sur des groupes de niche comme Voivod, Tartaros, Waltari… quelles sont les groupes clés pour comprendre ton univers musical ?

D’abord, les disques « de grands » de la discothèque parentale qui m’ont marqué étant petit, vers 4-6 ans et qui m’accompagnent toujours : « Tubular Bells » de Mike Oldfield, « Les cinq saisons » d’Harmonium, « Oxygène » & « Equinoxe » de JM Jarre et « Atome Heart Mother » des Pink Floyd.

Essentiellement des disques plutôt connus mais avec de longs titres et beaucoup d’instrumental. Avec du recul, ça a sans nul doute eu une influence non négligeable sur ma petite production musicale.


Ensuite, je vais plutôt retenir des disques, mais attention la liste est longue.

On assume ! ça fera des découvertes pour nos lecteurs.

Ok, donc :
“Thorns” de Thorns
“Fractal Possession” d’Abigor
“Sidereal Journey” d’Oxiplegatz
“Under ein Blodraud Maane” de Manes
“Nightmare Before Christmas” de Notre Dame
“The Work Which Transforms God » de Blut Aus Nord”
“Near Death Experience” de Spektr
“Born again” d’Overmars
“Onyx” de Nocternity
“Kenose” & “Diabolus Absconditus” de Deathspell Omega
“Embrace the Emptiness” d’Evoken
“Angels of Distress” de Shape Of Despair
“Crucidixion” de Tristitia
“Painful Dream” de Misericordia
“Wings Of Lead Over Dormant Seas” de Dirge
« Grand Guignol » de Naked City
“Drinking Song” de Matt Elliott, « And Their Refinement Of The Decline » de Stars of the Lid,
“Cyborg” de Klaus Schulze, “Brüder des Schattens” de Popol Vuh.

Et des artistes pour leurs oeuvres au sens large : Steve Reich, Philip Glass, Nils Frahm, Harold Budd, Death In June, Tiny Vipers, The Beach Boys, The Beatles, Roky Erickson, The Sound, Stone Roses, Scott Walker, Les Agamemnonz, The Hives, Yeti Lane, Black Magick SS, Vertige & Brouillard, Dodheimsgard, Frozen Shadows, Demilich, Abysmal Grief, Type O Negative.

Sur ta musique.

Comment fonctionne ton processus de composition ? Les riffs te tombent-ils du ciel ?

Cela relève clairement du bricolage.
Déjà je me fixe un certain format de durée, selon le disque que je veux faire.
Ensuite je vois de quoi j’ai besoin comme instruments, en dehors des habituels guitare /basse/ batterie / synthé : par exemple des vst de cuivres, de claviers, de cordes, de vents.
Si j’ai une idée de « riff » ou de motif en tête, je vais essayer de le jouer à la guitare puis de le tabler note à note avant de l’oublier. Ensuite je vais « entourer » ce riff d’arrangements pour jouer sur la dynamique, la densité, la palette d’émotions et je vais avancer comme ça pas à pas un peu dans le vague jusqu’à arriver à une « séquence » qui ressemble à peu près à quelque chose. Enfin, j’affine au fil du temps.

Tu joues de tout sur ton projet, avec quel instrument es-tu le plus et le moins à l’aise ?

Là où je suis le moins à l’aise :
Alors en preums, on ne va pas se mentir : la programmation de la batterie. Ne sachant pas en jouer pour de vrai, je fais comme je peux pour que ça ressemble à quelque chose de réellement jouable, avec ce qu’il faut de vélocité pour que ça soit « humanisé ».
Et en deuz’, comme je n’ai jamais pris un seul cours de quoi que ce soit, jamais bossé ma technique, que je ne m’entraîne plus du tout et que finalement je joue uniquement pour composer et enregistrer : la guitare.
Je n’apprends pas ce que j’écris et arrivé à l’étape de l’enregistrement, vu le nombre de parties différentes de rythmiques à jouer, les leads, c’est un peu l’humiliation.
Là où je suis le plus à l’aise :
Au final c’est avec la basse que je me dépatouille le mieux !

Passes-tu beaucoup de temps en production ou recherches-tu une énergie brute ?

N’étant pas moi-même un modèle de spontanéité, la recherche de l’énergie brute n’est pas au rendez-vous et je vais passer plus des trois quarts du temps sur l’écriture de la maquette qui doit autant que faire se peut ressembler au résultat après enregistrement et « mixage ».

Quelles sensations essayes-tu de retranscrire pour l’auditeur en général ?

J’essaie de contraster entre la dissonance qui peut générer de l’inconfort et au contraire la rondeur et l’opacité qui procurent davantage l’effet inverse. Ça permet d’alterner et opposer oppression et délivrance, malaise et contentement ou encore de rester sur un équilibre précaire entre colère refoulée et résilience. L’ensemble restant bien évidemment contenu dans le registre de la mélancolie et du spleen.

L’absence de chant marque ton œuvre. Pourquoi ce choix ? 

Je n’ai pas vraiment d’idée précise sur la question.
Je sais juste que je ne chante pas, et qu’en tant qu’auditeur j’ai toujours eu du mal à être attentif aux paroles des chansons, étant plus réceptif aux mélodies et sonorités du chant.

Sur les thèmes abordés.

Le mythe de Sisyphe porte sur la frustration, la répétitivité, de sa tâche qui consiste à faire gravir éternellement une pente à son rocher. Cependant Sisyphe prend conscience de l’aspect tragique de son existence en accomplissant son châtiment. Que t’inspire ce mythe personnellement ?

Je pense souvent au monologue de Philippe Nahon dans « Seul contre tous » de Gaspar Noé et entre autres quand il dit « Naître malgré soi, bouffer, agiter sa queue, faire naître et mourir. La vie est un grand vide. »
Je trouve aussi que la vie est de manière générale aliénante. La vie en société est aliénante, le tissu familial est aliénant, le travail est aliénant. Même vivre avec soi-même ça me paraît aliénant parfois.
Et tout cela ne rime pas à grand-chose au final, mais le temps nous pousse au cul pour avancer. Alors on avance.

Comment as-tu retranscrit cela sur cet album ? En termes de fond (mélodie, rythme) et de forme (structure d’ensemble, durées, respirations).

J’ai d’abord choisi d’ouvrir l’album par une reprise de « Unanswered question » de Charles Ives qui délivre un message en corrélation : la question au sens de la vie n’a pas de réponse, la vie est donc absurde par nature.
Pas de lignes de batterie, juste quelques percussions pour ponctuer les aléas du morceau.
Ensuite, pour le titre-éponyme, j’ai tenté de « dessiner » des montées et des descentes qui vont petit à petit du progressif/sinueux vers l’abrupt tout en parallèle de faire revenir un thème décliné de plusieurs manières qui intervient irrégulièrement au fil du morceau pour essayer de suggérer le découragement et l’apitoiement.
J’ai en plus choisi d’insérer dans la composition en guise « d’hommages cachés » des bribes d’œuvres de François De Roubaix et Claude Debussy qui sont dans l’évocation de souvenirs personnels et que je peux greffer au fil narratif principal.

Pour mieux te connaître.

En dehors de la musique, quelles sont tes autres nourritures intellectuelles (cinéma, lecture) ?

En cinéma : celui de Werner Herzog, Pier Paolo Pasolini, Andrjez Zulawski, Gaspar Noé, Guillaume Nicloux, Robert Enrico, Serge Korbec, JP Melville, les vieux Alain Corneau.
Et tout ce que je peux trouver en giallo/horreur, des 60’s aux 80’s.
En lecture : pas d’auteur en particulier, mais des ouvrages qui traitent pour l’essentiel de l’occultisme, du nazisme, de la démonologie, des déviances humaines.

Qu’est ce qui t’énerve le plus au quotidien ? Qu’est-ce qui te réjouis le plus au quotidien ?

Ce qui m’énerve le plus au quotidien, c’est peut-être d’avoir conscience de l’idiocratie ambiante.
Ce qui me réjouit le plus, c’est de pouvoir profiter de mon épouse et de mes nombreux animaux, dans un petit coin tranquille de campagne, sans ne plus avoir à travailler, à part mon jardin.

Quels sont ton meilleur et ton pire souvenir de concert (en tant que musicien ou spectateur) ?

Le meilleur : en tant que spectateur, mon premier « vrai concert de grands » en décembre 2000 où Garmonbozia avait réuni le temps d’une même soirée The Crown, Hypnos, Enslaved, Dying Fetus, Behemoth et Morbid Angel. J’avais 17 ans, le metal en live pour moi c’était surtout en K7 vidéos ou bien à la télévision avec Nulle Par Ailleurs sur Canal+ alors forcément, ça marque au fer rouge tellement on change de dimension.
Le pire : toujours en tant que spectateur, Sarah Davachi en 2019. Je n’ai rien à reprocher à la prestation de l’artiste. Non en fait c’était l’orga de bobos de merde qui t’interdit de rentrer dans la salle au cours d’un set parce que t’as 5 minutes de retard et que « chut chut pas de bruit, c’est minimaliste comme ambiance » mais qu’une fois que t’es dans la salle, t’es entouré de bobos de merde qui claquent la porte en sortant ou d’une babos de merde qui file la tété à son gosse – très probablement prénommé Gaïa – qui s’installe juste derrière toi pour bien profiter des bruits de succion. Napalm sur tout ça.

Es-tu capable de nous dire quelque chose de très positif et optimiste en tant que le mot de la fin ?

On va bientôt tous crever ?
Désolé, j’ai rien trouvé de plus optimiste et positif pour le futur de notre planète.

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